50 nuances de démocratie

Laurent Guimier
4 min readDec 26, 2020

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Comme toutes les institutions secouées par la révolution numérique depuis vingt ans, le journalisme n’est pas immunisé contre les crises d’identité. C’est une crise logique et salutaire. C’est une crise logique parce que l’irruption massive et sans contrôle des contenus produits par les publics a fait trembler les fondements d’une profession historiquement dotée de missions, d’outils et de supports d’expression qui lui étaient autrefois réservés. L’accès aux colonnes du journal passait par le journaliste ; la publication sur l’écran appartient à toutes et tous. C’est une crise salutaire car cette révolution numérique sonne le glas d’un entre-soi devenu mortifère pour les journalistes eux-mêmes et les citoyens dont ils sollicitent la confiance.

La terrible crise sanitaire qui frappe la planète depuis l’hiver 2019/2020 nous fait entrer de plain-pied, et plus vite que prévu, dans le troisième âge de cette révolution : après l’émergence de la presse en ligne — où médias et lecteurs conservaient leurs statuts historiques — puis l’avènement des réseaux sociaux — où journalistes et publics ont âprement confronté leurs légitimités respectives — le temps est venu de construire non pas un “après” mais cet “autrement” des médias qui voit les plus lucides construire déjà leur destin main dans la main avec les publics.

C’est la ruse de l’histoire : à l’heure où le Covid-19 déchaîne les forces de la désinformation et de la violence — verbale ou physique — dans l’espace public, ce maudit virus montre également aux médias la voie d’un avenir plus radieux par la coconstruction.

La première raison d’espérer, c’est que les médias ont retrouvé leur fonction d’agora. Parce que pour la première fois depuis la guerre, la frontière entre événement et média a été brutalement abolie et que 100% des journalistes ont été personnellement confrontés à la crise, il y a fort longtemps que le public n’avait pas été autant présent sur les antennes des radios et les plateaux de télévision aux côtés des dirigeants politiques et des experts. Témoignages bruts, débats simples et vifs, tranches de vie banales mais essentielles à l’heure où tout le monde est égal devant la maladie. C’est la vie de famille, de l’association ou la machine à café qui se sont invitées sur les antennes, rapprochant les médias d’une “vraie vie” dont ils s’étaient trop éloignés. Gardons le public à table ! Entre les cercles trop fermés des pouvoirs et la jungle suffocante des réseaux sociaux où les peuples n’ont jamais autant donné leur avis sans y trouver forcément leur bonheur, les médias ont l’opportunité historique de redevenir les lieux de confiance où se confrontent toutes les expériences et toutes les opinions. Et débattre en s’écoutant les uns les autres, c’est coconstruire l’avenir d’une Nation.

La deuxième raison qui engage les médias à coconstruire, c’est la violence de la crise économique qui frappe de plein fouet toutes les institutions, entreprises et corps intermédiaires. L’urgence que ces derniers ressentent à maintenir le lien avec leurs publics, communautés ou clients accélère l’“uberisation” générale des contenus : tous seront bientôt prêts à se définir eux-mêmes en médias pour entamer un dialogue constructif avec ceux qui les financent ou leur font confiance. Au risque d’être dépassés par d’autres secteurs économiques sur ce front de la coconstruction se double pour les médias celui de passer pour inutiles. Grossière illusion d’optique qui risque pourtant d’être fatale à des médias enfermés dans leurs tours d’ivoire respectives.

La troisième raison qui fonde cette nécessaire coconstruction, c’est tout simplement la génération qui vient. C’est une évidence en 2021 : la majorité des moins de 30 ans ont découvert les médias sur un écran, c’est-à-dire en agissant sur le contenu, soit en cliquant sur des liens additionnels, en « likant » ou découvrant les commentaires sous un article. Ces “vingtards” n’imaginent pas une seconde une consommation passive de l’information comme l’ont pourtant vécu toutes les générations précédentes. Dialoguer et construire avec eux n’est pas une option, c’est un prérequis. Leurs usages en rupture charpentent l’avenir des médias. Alors écoutons les jeunes et innovons avec cette génération Covid qu’on découvre fortement engagée dans des combats politiques, sociaux et éthiques.

Enfin, la co-construction d’un média avec ses publics affermit le sens qu’on veut lui donner. C’est le cas de la presse locale, nourrie des contributions quotidiennes de ses lecteurs ancrés dans un territoire. Ou des médias d’opinion en ligne financés par des abonnements de soutien.

Et pour les autres ? Retroussons-nous les manches !

Au sein des rédactions de France Télévisions, la co-construction est au service de la “fabrique de la démocratie” qui donne un sens très clair à notre mission de service public. Par exemple, le journalisme de solutions -que nous préférons appeler ici le journalisme “de construction”- se nourrit d’initiatives de terrain. Dans les prochaines années, la recherche de l’excellence pour les contenus que nous fabriquons passera par une ouverture systématique et sans tabou aux contributions expertes venues de l’extérieur. Enfin, il n’y aura de guerre efficace contre les manipulations et complots qu’en coopération avec des enseignants, associations et chercheurs engagés pour secourir le peuple de “désinformés”. Ce n’est qu’en coconstruisant cette armée d’un genre nouveau que la guerre totale la désinformation sera efficacement menée.

Il est urgent pour les médias de construire avec les publics pour conjurer la défiance des plus anciens. Urgent pour mériter l’attention des plus jeunes. Urgent pour que les journalistes dénichent et relaient toutes les nuances d’idées et la complexité du monde, face aux choix trop souvent binaires que donnent à voir les réseaux. C’est aux citoyens et aux journalistes de concevoir et de tenir ensemble le nuancier de la démocratie.

Ce texte est ma contribution au Cahier de tendances MetaMedia hiver 20/21 de France Télévisions.

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